Tchouang Tseu, un drole de chinois

Publié le par Kouros

"Tchouang Tseu est un grand philosophe chinois mort aux environs de –300 avant Jésus Christ. Il est le premier philosophe chinois à s’exprimer par écrit en son nom personnel, d’ordinaire l’usage était de parler au nom d’une école ou d’un groupe. L’abord est difficile : le texte a été maintes fois remanié, déformé par de multiples traductions. Le sens est obscur :l’auteur raconte une histoire qui semble apparemment simple, mais dont la conclusion nous laisse perplexes.

  

« Partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité » :

Premier exemple (tiré du livre de Jean François Billeter : « Leçons sur Tchouang Tseu », Editions ALLIA) : « Le duc Houan lisait dans la salle, le charron Pien taillait ne roue au bas des marches. Le charron posa son maillet, monta les marches et demanda au duc : Puis je vous demander ce que vous lisez ? –Les paroles des grands hommes, répondit le duc.- Sont-ils encore en vie  ? –Non, ils sont morts ?-Alors ce que vous lisez là , ce sont les déjections des Anciens ! –Comment un charron ose-t’il discuter ce que je lis ! répliqua le duc ; si tu as une explication, je te ferai grâce ; sinon tu mourras !-j’en juge par mon expérience, répondit le charron. Quand je taille une roue et que j’attaque trop doucement, mon coup ne mord pas. Quand j’attaque trop fort, il s’arrête (dans le bois). Entre force et douceur, la main trouve, et l’esprit répond. Il y a là un tour que je ne puis exprimer par des mots, de sorte que je n’ai pu le transmettre à mes fils, que mes fils n’ont pu le recevoir de moi et que , passé la septantaine, je suis encore là à tailler des roues malgré mon grand âge. Ce qu’ils ne pouvaient transmettre, les Anciens l’ont emporté dans la mort. Ce ne sont que leurs déjections que vous lisez là. "

 Que voyons-nous ? Un homme fait preuve d’une maîtrise extraordinaire dans un domaine en tant que charron. Interrogé, il répond de manière obscure Dans cette brève histoires, le langage ne suffit pas à expliquer le fonctionnement des choses :comme dit le charron « la main trouve, l’esprit répond », c’est à dire que le cerveau enregistre les gestes et par approximation successive, on arrive au résultat du geste abouti.  On est frappé autant par la simplicité que par l’extrême pertinence de cette remarque née de l’observation.

 

 

 

 

Nouvel exemple : « Confucius admirait les chutes de Lu Liang. L’eau tombait d’une hauteur de trois cents pieds et dévalait ensuite en écumant sur quarante lieues. Ni tortues ni crocodiles ne pouvaient se maintenir à cet endroit, mais Confucius aperçut un homme qui nageait là. Il crut que c’était un malheureux qui cherchait la mort et dit à ses disciples de longer la rive pour se porter à son secours. Mais quelques centaines de pas plus loin, l’homme sortit de l’eau et les cheveux épars, se mit à se promener sur la berge en chantant. Confucius le rattrapa et l’interrogea : « Je vous ai pris pour un revenant mais de près, vous m’avez l’air d’un vivant. Dites moi : avez vous une méthode pour surnager ainsi ? Non, dit l’homme, je n’en ai pas. Je suis parti du donné, j’ai développé un naturel et j’ai atteint la nécessité. Je me laisse happer par les tourbillons et remonter par le courant ascendant, je suis les mouvements de l’eau sans agir pour mon propre compte -Que voulez dire par : partir du donné, développer un naturel, atteindre la nécessité ? », demanda Confucius. L’homme répondit : « je suis né dans ces collines et je m’y suis senti chez moi : voilà le donné . J’ai grandi dans l’eau et je m’y suis senti peu à peu à l’aise : voilà le naturel. J’ignore pourquoi j’agis comme je le fais, voilà la nécessité. »

Que voyons-nous cette fois-ci ? De nouveau un homme fait preuve d’une maîtrise extraordinaire et répond à une question : il ne peut expliquer sa méthode, mais peut parler de son expérience. Nous avons face à face dans cette seconde histoire : Confucius, l’homme érudit et respecté, entouré de ses disciples opposé à  un inconnu solitaire. Ses cheveux sont en ordre et impeccablement noués tandis que les cheveux de l’inconnu sont épars. Le groupe court et se hâte (En Chine plus la position de quelqu’un est élevée, plus il se déplace lentement). Il y a bien opposition entre celui qui croit savoir, et finalement celui qui sait ; Examinons à présent,  le savoir dont il parle :

 Il est parti du naturel, c’est à dire les données élémentaires de la vie. Il a développé le naturel par l’exercice, de manière à agir de façon nécessaire pour résister aux tourbillons de l’eau.

  Dans ces deux situations, Tchouang Tseu met en scène des hommes qui sont des maîtres de leur art, s’expriment de façon courte et précise. Ils font preuve de lucidité et d’indépendance.

 

Libérer le corps de l’esprit

 

 

Un troisième exemple développe ce que Pierre Billeter a baptisé les « régimes de l’activités » : « YenYuen interrogea un jour Confucius en ces termes : « Un jour j’ai traversé le fleuve à Coupe profonde. Le passeur manœuvrait avec une divine assurance et je lui ai demandé si l’on pouvait apprendre à naviguer comme lui. Oui, l’as-t-il dit : un bon nageur y parvient tout de suite, un bon plongeur y parviendrait même s’il n’avait jamais vu de bateau de sa vie. Je lui ai demandé de plus amples explications, mais il n’a rien voulu ajouter. Puis-je vous prier de m’expliquer ce que cela veut dire ? Confucius répondit : « le bon nageur y parvient tout de suite parce qu’il oublie l’eau »

 Cet exemple se situe au dessus de la simple observation. Tchouang Tseu bat ici en brèche notre conception occidentale qui met l’esprit au dessus du corps ; le bon passeur oublie l’eau, dit-il. Pensons à l’exemple du funambule qui pense à sa corde et par là même à la chute. Il ne s’agit pas à proprement parler d’oublier, mais de libérer le corps des soucis de l’esprit. Tchouang Tseu  évoque l’exemple de l’homme ivre qui en chutant se blesse moins qu’un de ses congénères dans un état normal : « ni surprise ni peur ne pénètrent en lui »,  dit-il. Il faudrait plutôt  rapprocher Tchouang Tseu de Montaigne qui est un des rares penseurs occidentaux à placer le corps au dessus de l’esprit : Selon Montaigne, c’est l’esprit qui induit le corps en erreur. Tchouang Tseu ne dit pas autre chose quand il affirme que le problème de l’homme c’est de posséder un esprit qui jamais n’est en repos et ainsi épuise sa créature : « Pendant son sommeil ses âmes se mêlent, pendant la veille son corps s’ouvre, il s’attache à tout ce qu’il perçoit ,et, de ce fait, engage son esprit dans de vains combats ».

 

Evoluer à proximité du début des phénomènes :

Tchouang Tseu distingue ainsi l’humain du ciel : l’humain, c’est l’activité consciente, ce qui est intentionnel, tandis que le ciel, c’est la nature, l’activité totale, ce qui est nécessaire. « Veille , dit-il,  à ce que l’intentionnel ne détruise pas le nécessaire ». Tchouang Tseu distingue deux niveaux de connaissance : « Les hommes font tous grand cas de ce que leur connaissance connaît, nul ne sait ce que c’est de connaître en prenant appui sur ce que l’on ne connaît pas » ; « Il est facile de connaître la voie, il est difficile de ne pas en parler. La connaître et ne pas en parler, c’est le moyen de rejoindre le ciel. La connaître et en parler , c’est le moyen de rejoindre l’humain. Les Anciens s’en tenaient au Ciel. »

 

 

  Comment rejoindre le ciel ?

«-J’ai fait des progrès, dit Yen Youei .

 -Comment cela ? demanda Confucius.

-J’oublie la bonté et la justice, répondit Yen Youei

-C’est bien, remarqua Confucius, mais cela ne suffit pas.

Lorsqu’ils se revirent, Yen Youei dit :

-J’ai fait des progrès.

-Comment cela ? demanda Confucius.

-J’oublie les rites et la musique, expliqua Yen Youei

-C’est bien, remarqua Confucius, mais cela ne suffit pas.

Lorsqu’ils se revirent encore, Yen Youei dit :

-J’ai fait des progrès.

-Comment cela ? demanda Confucius.

-Je puis rester assis dans l’oubli.

-Que veux tu dire par là? demanda Confucius intrigué.

-Je laisse aller mes membres, je congédie la vue et l’ouïe, je perds conscience de moi-même et des choses, je suis complètement désentravé : voilà ce que j’appelle être assis dans l’oubli. Confucius déclara : Si tu es sans entrave, tu n’as plus de préjugés favorables ou défavorables. Si tu épouses les métamorphoses  de la réalité, tu n’es plus soumis à aucune contrainte. Te voilà devenu un sage. Souffre que moi, Ts’ieou, je devienne ton disciple ».

 

Ce texte montre une progression : Yen Houei oublie d’abord la bonté et la justice car il les a intériorisées et qu’elles sont devenues une seconde nature. Ensuite il oublie la musique et les rites qu’il maîtrise parfaitement et qui sont devenus pour lui  des moyens d’expression naturels. Enfin il fait allusion à un oubli qui ressemble à un exercice de méditation.

 

 

 Le sens de ses exercices de méditation est expliqué dans un texte racontant une visite à Lao Tseu : « Confucius alla rendre visite à Lao Tseu. Lao Tseu venait de se laver les cheveux et les faisait sécher, étalés sur ces épaule. Il se tenait immobile, il n’avait pas l’air d’être un homme. Confucius se plaça hors de sa vue et attendit. Puis il se présenta tout de même devant lui et dit : « je ne sais si je dois croire à ce que j’ai vu. Tout à l’heure, vous étiez comme un arbre mort, comme si vous eussiez oublié les choses et quitté le monde humain, vous maintenant dans une absolue solitude ». Lao Tseu  répondit : « J’évoluais à proximité du début des phénomènes » » : Assis dans l’oubli : la conscience n’est pas le témoin du corps en action, mais de l’activité interne du corps au repos.

Nous avons l’image de l’homme accompli, l’image du philosophe qui sait se dégager des choses : « Vos embarras cesseraient si vous vous teniez près du commencement des phénomènes et si vous traitiez les choses en choses au lieu de vous laisser traiter en choses par les choses »." (CB)
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article